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Message Publié : 13/04/2011 14:35 
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Lecteur gourmand
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Un volet claque. Mes affaires, déposées en vrac dans le hall d’entrée.
A l’exception du Beretta.
Fascinée, je contemple une nouvelle fois le semi-automatique. L’idée me traverse l’esprit de le retourner contre moi mais, encore une fois, Vincent n’est pas le problème.
Il le sait, je le sais.
Le problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines. Ces projets montés en quelques jours, annoncés priorité-numéro-un, et abandonnés trois semaines plus tard sans que personne ne sache vraiment pourquoi, sur un simple coup de fil de la direction. La valse silencieuse des responsables d’équipes, toujours plus jeunes et plus inflexibles, mutés dans une autre agence ou partis par la petite porte. Cette tension permanente suscitée par l’affichage des résultats de chaque salarié, les coups d’œil en biais, les suspicions, le doute permanent qui ronge les rapports entre collègues, les heures supplémentaires effectuées pour ne pas déstabiliser l’équipe, le planning qui s’inverse au gré des mobilités, des résultats financiers et des ordres hebdomadaires. Les tâches soudaines à effectuer dans l’heure, chaque jour plus nombreuses et plus complexes. Plus éloignées de ses propres compétences. Les consignes qui évoluent sans arrêt. Les anglicismes et les termes consensuels supposés stimuler l’équipe et masquant des réalités si sourdes et aveugles que le moindre bonjour est à l’origine d’un sentiment de paranoïa aigue. L’infantilisation, les sucettes comme récompense, les avertissements comme punition. La paie, amputée des arrêts maladie, et des primes au mérite qui ne tombent plus. Les objectifs inatteignables. Les larmes qui montent aux yeux à tout moment, forçant à tourner la tête pour se cacher, comme un enfant qui aurait honte d’avoir peur. Les larmes qui coulent pendant des heures, une fois seul. Mêlées à une colère froide qui rend insensible à tout le reste. Les injonctions paradoxales, la folie des chiffres, les caméras de surveillance, la double écoute, le flicage, la confiance perdue. La peur et l’absence de mots pour la dire.
Le problème, c’est l’organisation du travail et ses extensions.
Personne ne le sait mieux que moi.
Vincent Fournier, 13 mars 2009, mort par balle après ingestion de sécobarbital, m’a tout raconté.
C’est mon métier, je suis médecin du travail.
Ecouter, ausculter, vacciner, notifier, faire remonter des statistiques anonymes auprès de la direction. Mais aussi : soulager, rassurer.
Et soigner.
Avec le traitement adéquat.

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Message Publié : 13/04/2011 14:36 
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Lecteur gourmand
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Extrait de Vol de nuit, par Antoine de Saint-Exupéry :

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Un ingénieur avait dit un jour à Rivière, comme ils se penchaient sur un blessé, auprès d'un pont en construction : "ce pont vaut-il le prix d'un visage écrasé ?" Pas un des paysans, à qui cette route était ouverte, n'eût accepté, pour s'épargner un détour par le pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on bâtit des ponts. L'ingénieur avait ajouté : "L'intérêt général est formé des intérêts particuliers : il ne justifie rien de plus". - "et pourtant, lui avait répondu plus tard Rivière, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine... Mais quoi ?"
Et Rivière, songeant à l'équipage, eut le cœur serré. L'action, même celle de construire un pont, brise des bonheurs; Rivière ne pouvait plus ne pas se demander "au nom de quoi ?"
"Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-être disparaître, auraient pu vivre heureux". II voyait des visages penchés dans le sanctuaire d'or des lampes du soir. "Au nom de quoi les en ai-je tirés ?" au nom de quoi les a-t-il arrachés au bonheur individuel ? La première loi n'est-elle pas de protéger ces bonheurs-là ? Mais lui-même les brise. Et pourtant un jour, fatalement, s'évanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La vieillesse et la mort les détruisent, plus impitoyables que lui-même. Il existe peut-être quelque chose d'autre à sauver et de plus durable; peut-être est-ce à sauver cette part-là de l'homme que Rivière travaille ? Sinon l'action ne se justifie pas.

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Dernière édition par Fredo_Zinzin le 13/04/2011 14:38, édité 1 fois.

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Message Publié : 13/04/2011 14:36 
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Lecteur gourmand
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Les Visages écrasés, c'est l'effroyable destin d'une femme hantée qui va devenir à la fois un ange exterminateur et rédempteur sur ce champs de batailles que devient la souffrance au travail. On pense à "Je vais prendre ta douleur" la chanson de Camille et à John Caffey dans La Ligne verte de Stephen King. Elle va absorber les peines et les maux jusqu'à l'implosion. L'auteur prête des mots de tête à son héroïne effroyablement authentiques, poétiques et souvent tragiques.

Ce que vit l’héroïne de ces Visages écrasés, c'est le destin de la mèche d'un bâton de dynamite qui se consume. Une lente agonie, juste retardée par l’absorption massive de différents médicaments et amphétamines. Son sort est irrémédiable : elle se consume, elle devient poussière au fur et à mesure, elle transporte sa dernière étincelle de vie jusqu'à l'explosion.

Marin Ledun romance un sujet douloureux qu'il avait abordé en 2010 dans son essai Pendant qu'ils comptent les morts (aux éditions Tengo).
Niveau noirceur, le livre est dans le prolongement de Modus Operandi et de la Guerre des Vanités. Une noirceur qui enveloppe héros et lecteurs dans un brouillard de plus en plus dense et qui hante longtemps après avoir tourné la dernière page.

Dans ses précédents livres, Marin Ledun s'est toujours attaché à construire des personnages féminins puissants et aux multiples facettes. Personnages secondaires qui, si on y regarde d'un peu plus près, sont les véritables héroïnes de ses romans. Avec Les Visages écrasés, c'est Carole Matthieu qui les incarne toutes à la fois, comme si elles étaient finalement ses autres incarnations. Voici ce que je disais de Catherine dans Modus Operandi :

Citer :
C’est difficile à dire mais il semble que Marin Ledun arrive avec subtilité à laisser planer un parfum de femme dans cette histoire. Dans la sensibilité, la réflexion, les descriptions, il parvient à maintenir dans les parages de son héros, une sorte d’aura de douceur.

Catherine est à la fois une mère, une collègue, une maitresse, une infirmière qui panse les plaies. Elle écoute, elle réconforte, elle pardonne, elle insiste, elle accepte, elle affronte, elle est vivante. Elle est en quelque sorte l’ange gardien d’Eric. [...] C’est peut être ce qu’incarne la femme dans les romans de Marin Ledun : une conscience rédemptrice ou salvatrice ?


Et toujours cette impression que ce roman est l'histoire que l'auteur a toujours eu en ligne de mire depuis Modus Operandi, Marketing Viral, Le Cinquième clandestin son opus de la série Mona Cabriole, la Guerre des Vanités et Zone Est. Les Visages écrasés renvoi dans la forme aux sensations de lectures que j'avais eu avec Marketing Viral. Voici ce que j'en disais :

Citer :
Mais le reste est raconté de manière tellement fluide, que le style ne semble s’inspirer d’aucun mécanisme littéraire. C’est difficile à décrire comme impression mais dès le début de notre lecture, on oublie presque que c’est de la fiction. Le lecteur prend vite conscience qu’on lui raconte une histoire mais pas de la manière habituelle, tant l’auteur parvient à s’effacer pour juste laisser ses mots et ses personnages opérer leur magie sur nous.


Autre fil rouge qui va relier l'ensemble des romans de l'auteur, c'est l'addiction de ses personnages. Carole tombe sous l'emprise de la consommation de médicaments à hautes doses ce qui n'est pas sans rappeler les dépendances des autres héros de Marin Ledun. Voici ce que j'évoquais au sujet de La Guerre des vanités :

Citer :
Aurions-nous là les débuts d'une série consacrée aux addictions ? Après l'alcool, le tabac, l'auteur confrontera-t-il à son prochain personnage un autre désir compulsif du genre ? L'amour ? On remarquera qu'une nouvelle fois, une femme laisse une empreinte importante dans le roman, tant dans l'histoire que dans la psychologie du personnage principal.


Ici, même sensation. L'auteur va droit au but, trouve le verbe efficace qui va percuter le lecteur de plein fouet. Il est d'ailleurs difficile de considérer les Visages comme un simple roman. C'est un témoignage, un livre de bord, un testament.

Citer :
" Mais tout le monde ment !
— Pas moi, lieutenant Revel. Pas moi."
J'ai envie d'ajouter :
Pas à la mère, à l'amante et au médecin.


Les Visages écrasés, P148.


Carole devient une guerrière, une femme soldat, qui entreprend une quête que plus rien ni personne ne va pouvoir arrêter. Comme un de ces autres avatars dans Zone Est, Sylia :

Citer :
Et puis un autre point commun, qui devient un rendez-vous incontournable dans les livres de Marin Ledun : sa faculté à créer des personnages féminins d'une grande richesse. Comme le héros de ZE, on hésite entre la femme enfant ou soldat, la femme maitresse ou traitresse, etc.


Un roman brûlant et viscéral, qui évoque l'épineux "dossier" de la souffrance au travail, tel un véritable cancer qu'il ne tient qu'à nous d’éradiquer. Une véritable apogée dans la bibliographie de l'auteur, carrément évidente quand on confronte ce livre aux autres, que ce soit dans la forme ou dans le fond.

Je vais conclure en évoquant deux autres supports, indispensables selon moi pour prolonger la réflexion sur cette souffrance qui "nous travaille" et qui fera l'objet d'une autre chronique : L'essai Pendant qu'ils comptent les morts, co-écrit par Marin Ledun et Brigite Font Le Bret, aux éditions La Tengo. Et le dvd J'ai très mal au travail, un documentaire de Jean-Michel Carré, très instructif qui vous permettra d'entendre le psycho-dynamicien du travail Christophe Dejours, sommité en la matière, qui est cité à de nombreuses reprises dans Pendant qu'ils comptent les morts.

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Message Publié : 22/04/2011 08:24 
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Lecteur gourmand
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Localisation : Ramonville loin du Québec
:grin: Hé ho fredo, ton commentaire est trop Fort, il y a plus rien a dire, laisse en au autres. :wink:

Noir c'est noir et un bon livre ne vous laisse pas indifférent. Comment rester de marbre devant une telle souffrance. C'est un un livre sur la souffrance. Il y a du vécu dans ce livre. C'est remplie de phrases chocs.

Je peux vous assurer qu'en usine on subit la même pression, le sentiment d'humiliation, l'affichage des résultats, la pression a tous les niveaux. Le double language. Ils viendront toujours te dire de prendre ton temps alors qu'auparavent c'est tout de suite tout de suite.

Ce que je reproche tout le temps, c'est le manque de solidarité entre collègues. Malheureusement l'äme humaine étant que dès que tu donne un minimum de responsabilité a n'importe quidam, il se croit investi d'une mission divine. Il serait prêt a écraser n'importe qui pour bien paraître devant son propre chef. Est ce que c'est ça la vie, humilier, écraser, mépriser tout le monde juste pour sa promotion personnelle? c'est pas comme ça qu'on élève les enfants. Parce qu'il y a des choses bien plus importantes que sa promotion au travail. L'avenir de nos enfants dans un monde plus respectueux, c'est beaucoup plus important.

_________________
Il y a trop de livres à lire.


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Message Publié : 25/04/2011 18:44 
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belougas4ever a écrit :
:grin: Hé ho fredo, ton commentaire est trop Fort, il y a plus rien a dire, laisse en au autres. :wink:

Oh merci, ça fait plaisir :)

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Message Publié : 18/12/2011 16:34 
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Inscription : 09/11/2007 09:00
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Localisation : Normandie
L'histoire n'est pas sans rappeler les vagues de suicide de certains salariés de France Telecom qui a secoué les médias il y a quelques mois. L'auteur connait bien le sujet il y a travaillé pendant quelques années. C'est même à se demander si ce qui est dit dans le livre est de la pure fiction ou s'il y a un fond de vérité. A mon avis, il y a beaucoup de vrai.

Au début, l'ambiance m'a fait pensé à Cadres noirs de Pierre Lemaitre pour l'ambiance délétère qui règne dans l'entreprise mais la comparaison s'arrete ici.

Ce roman nous présente encore une autre facette du talent de Marin Ledun qui a bien fait de laisser tomber le télé marketing pour se lancer dans l'écriture

_________________
"on est tous l'étranger de quelqu'un" Marc Lévy
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