Nouvelle numéro 2 :
Grégoire Lévesque ouvre les yeux, la tête lourde, assis dans un vieux fauteuil. La pièce dans laquelle il se trouve lui est totalement inconnue. D'une dimension de quinze mètres sur vingt, ses murs sont en ciment et le sol, en terre meuble. La pièce est peu meublée: une armoire en métal, un coffre, une grande table avec des bracelets métalliques aux extrémités, deux ou trois objets qui traînent... Aucune fenêtre. Le tout éclairé par un néon maladif au plafond.
Sûrement une cave.La dernière chose dont se souvient Lévesque est son trajet habituel pour retourner chez lui. Il a quitté le journal vers 18 heures et est sorti du métro quinze minutes plus tard. Après avoir marché quelques minutes sur Mentana, il s'est engagé dans la petite ruelle qu'il prend tous les jours. Puis, en même temps qu'on le tirait par derrière, quelque chose d'humide s'est pressé contre son nez... et plus rien.
Première évidence: on l'a enlevé. On l'a enfermé ici, dans cette cave obscure et sale. Pourtant, il n'est pas attaché.
-- Comment vous sentez-vous?
Le journaliste sursaute et regarde derrière lui. Près d'une porte se tient un homme dans la trentaine, les bras croisés. Il fait quelques pas et s'arrête, étonné.
-- Vous avez l'air plus vieux en vrai, dit l'inconnu. Pourtant, vous avez à peine cinquante ans, non?
Lévesque le reconnaît et n'en croit pas ses yeux.
-- Alex Sirois!
-- Au moins, vous avez la décence de reconnaître les écrivains que vous plantez. Et comme vous les plantez presque tous, votre mérite n'en est que plus grand.
Alors Lévesque comprend: Sirois l'a enlevé pour se venger des mauvaises critiques du journaliste. Pathétique! Et surtout enfantin! Tous les médias sont en admiration devant Alex Sirois, le populaire écrivain de thrillers. Et la vedette n'accepte pas qu'un seul d'entre eux fasse entendre une voix discordante? Lévesque ne peut s'empêcher d'émettre un ricanement de mépris, mais Sirois, comme s'il avait lu dans ses pensées, lève un doigt:
-- Ce n'est pas ce que vous pensez. En fait, je tiens à vous dire que vous avez raison.
Le critique fronce un sourcil. Avec une moue contrainte, Sirois explique:
-- Dans vos critiques, vous dites que je décris des meurtres et des tortures, mais comme je ne connais pas moi-même la souffrance et la peur, je suis incapable, dites-vous, de les faire ressentir aux lecteurs. Et vous avez tout à fait raison. Un bon écrivain doit être curieux et vivre les émotions qu'il écrit s'il veut créer des personnages réalistes. J'ai donc décidé de suivre votre conseil.
Il commence à marcher de long en large sous l'oeil ahuri du journaliste.
-- Dans mon prochain roman, un étudiant intello est le souffre-douleur d'un dur à cuire. Durant une bonne partie du livre, le malabar donne une série de raclées à l'intello et je voudrais que cela soit très, très réaliste.
Les traits de Lévesque se contractent soudain d'inquiétude. Mais Sirois précise aussitôt:
-- Dans le roman, la narration sera du point de vue de l'intello.
Lévesque n'est pas sûr de bien saisir. Est-ce que Sirois est assez fou pour...
Le critique se rappelle qu'il n'est pas attaché. D'un bond, malgré sa tête toujours lourde, il se jette vers la porte, tente de l'ouvrir mais en vain.
-- La clé se trouve dans cette armoire, fait l'écrivain.
Il indique l'armoire de métal. Lévesque se précipite et constate qu'elle est fermée avec un cadenas.
-- Et le numéro de ce cadenas est ici.
Sirois pointe son front. Lévesque se tourne vers lui, déconcerté, tandis que l'écrivain, les mains dans le dos, ajoute:
-- Cette armoire renferme aussi l'antidote.
-- L'antidote?
-- Du poison que je vous ai injecté durant votre inconscience. Évidemment, c'est un poison que n'importe quel hôpital pourrait détruire en un tournemain, mais comme la clé de la porte est aussi dans l'armoire, je vous conseille de miser toutes vos chances sur celle-ci.
Il regarde sa montre:
-- Il vous reste environ une heure. Peut-être moins. Les vrais poisons ne sont pas aussi précis que dans les films, vous savez...
-- Vous êtes fou!
-- Vous n'en êtes pas à une insulte près.
Le critique s'approche de Sirois et constate que l'écrivain est non seulement plus petit que lui, mais plus maigre, plus chétif.
-- Donnez-moi le numéro!
-- C'est avec de tels arguments que vous espérez me convaincre?
Et Sirois prend une grande respiration, nerveux et excité à la fois.
Lévesque, après une brève seconde d'hésitation, donne un coup de poing à la mâchoire de son geôlier, un coup maladroit provenant d'un homme qui ne s'est pas battu depuis son adolescence mais qui est tout de même costaud. Sirois titube sous le choc et ouvre de grands yeux stupéfaits.
-- Ça alors! C'est la première fois qu'on me frappe, vous vous rendez compte?
Il masse sa joue:
-- C'est pas du tout comme je l'imaginais... Très intéressant...
Enragé par l'arrogance de l'écrivain, Lévesque porte un second coup, cette fois beaucoup plus précis et beaucoup plus fort. Sirois tombe littéralement sur le sol, se redresse et crache un jet de sang, ravi:
-- Vous m'avez cassé une dent! Il faut absolument que je me souvienne de cette sensation!
Il sort un calepin de sa poche et se met à écrire fébrilement, les lèvres dégoulinantes.
Affolé, Lévesque s'acharne sur le cadenas et l'armoire. En vain. Il fouille la cave, trouve une vieille batte de baseball et commence à frapper sur le cadenas. Il l'eut frappé avec un mouchoir qu'il aurait obtenu le même résultat. Il se tourne donc vers Sirois, batte levée, visage grimaçant.
-- Donne-moi le numéro, ostie de malade!
Sirois, qui s'est remis debout, fixe la batte, le regard étincelant d'une fascination malsaine.
-- Oh! Je crois que ça va... devenir... vraiment intéressant, là, non?
En grognant, Lévesque vise les jambes. La batte atteint le tibia et, en criant, l'écrivain s'écroule à nouveau. Aveuglé de rage, le journaliste donne deux, trois coups, principalement dans les flancs. Il s'arrête, à bout de souffle, et dévisage Sirois à ses pieds qui, malgré ses côtes cassées, ricane en regardant le plafond:
-- Vous aviez tellement raison, monsieur Lévesque... Je parlais de choses que j'ignorais complètement...
Il a un haut-le-coeur, grimace et bredouille:
-- Vous saviez, vous, que la douleur donne envie de vomir?
Éperdu, le critique lâche la batte et se dirige vers le coffre qu'il ouvre: tournevis, pince, marteau... Il prend les deux premiers et retourne à l'armoire. Pendant quinze minutes, il s'acharne sur le cadenas, mais réussit à peine à le rayer. Couvert de sueur, tremblant de peur, gémissant malgré lui, il se tourne vers Sirois qui, toujours sur le sol, écrit à toute vitesse dans son calepin, en remuant les lèvres silencieusement.
Alors, la rage et la terreur balaient le peu de sens moral qui, après quinze ans d'assassinats littéraires, subsistait toujours dans l'âme du journaliste. Il se jette sur son geôlier, s'assoit carrément sur lui et lève le tournevis en lui hurlant de lui donner le numéro. Aussi terrifié qu'excité, l'écrivain refuse. Le tournevis s'abaisse et cloue littéralement la main droite de Sirois au sol, provoquant un cri terrible.
«Dieu du ciel, qu'est-ce que je fais-là?»
Mais, tel un homme dévalant une pente si raide qu'il ne peut plus s'arrêter de courir, Lévesque lève à nouveau l'outil et, cette fois, le plante dans l'épaule gauche. Ensuite, c'est la pince qui se saisit du nez et qui le tord dans tous les sens, le casse et le broie. Lévesque, qui se serait cru incapable trente minutes plus tôt de poser des gestes aussi barbares, ne réalise plus ni la démence de ses actes, ni la souffrance qu'il inflige: il ne voit qu'un fou qui doit cracher les trois chiffres qui lui sauveront la vie, sa vie qui va s'envoler d'ici
trente minutes, et ce, pour rien, absolument
pour rien!
Sirois crie, hurle, vomit, râle, mais ne donne aucun numéro. Lorsque Lévesque lâche enfin son nez en charpie, l'écrivain a la force de marmonner, souriant sous le sang qui recouvre son visage:
-- Ah, monsieur Lévesque!... Grâce à vous, je vais vraiment devenir un grand écrivain!
La vision déformée, se sentant lui-même sur le point de basculer dans la folie, le critique approche son tournevis près de l'oeil en vociférant:
-- Je vais te crever les yeux, t'entends? Je vais te crever les yeux!
-- OK, ça suffit! ricane alors Sirois avec les quelques forces qu'il lui reste. Je pense que j'ai suffisamment compris, maintenant!
Il marmonne les trois chiffres. Lévesque se précipite sur le cadenas, le tourne avec des doigts tremblants, puis la porte s'ouvre. Il voit sur la première tablette une fiole qu'il prend et boit d'un seul trait. Il fronce les sourcils, regarde la fiole avec incrédulité et se retourne en clamant:
-- Mais c'est juste de l'eau, ça!
Il a tout juste le temps de voir Sirois, debout tout près de lui, batte brandie, avant que cette dernière ne l'atteigne en plein front. Étendu sur le sol, il ne perd pas conscience, mais est si étourdi qu'il ne peut bouger. À travers sa vision confuse, il voit Sirois prendre deux paires de menottes dans l'armoire. Il en met une aux poignets du journaliste, une autre à ses chevilles, puis se redresse. Ensanglanté, mal en point, il a tout de même repris une certaine vigueur.
-- À force de critiquer de mauvais polars, vous avez fini par y croire vraiment, marmonne-t-il. Vous avez réellement cru que je vous avais injecté un poison?
Lévesque a maintenant parfaitement recouvré ses esprits. Sur le sol, il se démène comme un diable mais, menotté aux mains et aux pieds, il ne réussit qu'à se tortiller de manière grotesque.
-- C'est vous qui vouliez souffrir! lance-t-il, désespéré. Vous vouliez comprendre les souffrances de votre narrateur, alors pourquoi vous en prendre
à moi?
Sirois crache du sang, caresse doucement son nez en bouillie.
-- Oh, mais je continue à agir en professionnel, ne craignez rien. C'est que, voyez-vous, durant une bonne partie du roman, le personnage narrateur est la victime, certes, mais au cours des derniers chapitres, il capture le dur à cuire qui lui a mené la vie si dur et, pour se venger, l'enterre
vivant...
Il retourne à l'armoire, en sort une pelle et lance un regard étincelant à son prisonnier.
-- Je dois comprendre toutes les sensations de mon personnage, vous comprenez?
Lévesque se met à haleter. Il ne ressent plus aucune colère. Il ne reste que la peur, pure, totale. Et tandis qu'il commence à creuser, Sirois s'exclame d'une voix émue:
-- Merci, monsieur Lévesque... Vos critiques à mon égard auront vraiment été constructives...
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