Raven a écrit :
Dans M.O. tu avais un univers très sombre, dans Marketing Viral il l’est encore plus.
Pourquoi ce style en particulier ?
Tout d'abord, il me semblait être beaucoup plus sombre dans MO que dans MV... Dans Marketing Viral, l'héroïne, Jézabel, si elle est une victime de la folie de son père, est aussi empreinte de tout un tas de valeur positives qui vont à contre courant de celles que véhiculent la secte et le Cérimex : volonté de libération du joug paternel, émancipation de l'emprise de l'idéologie religieuse et technologique. C'est quand même quelque chose. Je ne dis pas qu'elle y parvient totalement, mais il y a cette volonté de libération qui me paraît fondamentale. Comme le dit Castoriadis, être libre ou se reposer, il faut choisir, et sur ce point Jézabel est vraiment "au travail" : elle se bat d'arrache-pied pour libérer son esprit, son corps et ceux qui lui sont chers. De même pour Nathan Seux, le héros, professeur d'université un tantinet naïf, est porteur de pas mal de valeurs positives (refus du conformisme, scepticisme constructif vis-à-vis des bio et nanotechnologies, une certaine forme d'intégrité, etc.). Alors bien sûr, il y a les aspects "thriller" du roman et la réalité des peurs liées aux nouvelles technologies, ce qui me permet de répondre à ta question initiale : pourquoi ce style en particulier ? Assez simplement parce que je m'inscris dans une tradition "noire" française ou occidentale qui est ma culture (que je le veuille ou non) et qui me fournit une certaine liste de codes du genre (suspense, meurtres, complots, manipulation, tension narrative, etc.) pour traiter de manière piquante un sujet plus que jamais d'actualité (avec la biométrie, les bio et nanotechnologies, le fichage informatique, etc.) : le contrôle social. Dans cette tradition, le genre "noir" ou "sombre" est une façon d'explorer les limites et les failles de notre organisation sociale, d'aller voir ce qui se passe à la marge, aux frontières du normal et du pathologique, précisément parce que notre organisation sociale, depuis plus d'un siècle, n'a de cesse de repousser ces frontières en permanence et que c'est notamment là que tout se joue, dans les coins obscurs, les zones d'ombres, les zones de transit, le long des frontières, etc. Mais noir ou sombre ne veut pas dire pessimiste ou négatif, juste que quand c'est sale et dur, je crois qu'il faut le dire et le décrire comme tel. Les enfants martyrisés, c'est sale et dur et ce n'est pas une histoire de bons sentiments. Idem pour le développement des bio et nano aujourd'hui. Cela passe par des expérimentations, des questions de pouvoir, des prises de marché économique, des guerres de laboratoires, du fric, de l'envie, de la jalousie, etc. Pour répondre d'une autre manière à ta question, je pourrais également dire que ce qui fonctionne bien ne m'intéresse finalement pas ou très peu. Quand ça marche, on en profite, on en jouit, on le vit. Alors que les cafouillages, les erreurs, les manipulations, les rues sombres, tout cela suscite ma curiosité parce que c'est dans ces endroits-là et ces moments-là que toutes les formes de pouvoir, de totalitarisme, de contrôle viennent se nicher.
Raven a écrit :
D’où t’es venue l’idée du personnage d’ Eric Darrieux ?
Il va falloir que j'entame une psychanalyse parce que je n'en ai aucune idée (rires). Plus sérieusement parce que ce type-là, je le croise tous les jours. Eric est schyzophrène, comme tu l'as compris, et a du mal à distinguer la réalité de son imaginaire. Lorsque l'on traîne dans les rues avec les bons yeux, on s'aperçoit que des tas de gens, et pas forcément des gens qui vivent dans la rue, ont des regards hallucinés, parlent en marchant, même s'ils sont seuls, font des grands gestes. La schyzophrénie existe aujourd'hui chez plein de gens (sous des formes plus ou moins douces) et n'est pas toujours détectée, notamment en zone urbaine, quand certaines personnes vivent seules, ont peu ou pas de relations sociales. Du coup, elle n'est pas détectée ou alors on se contente de dire : tiens, il a un grain, celui-là. Eric Darrieux est un peu leur porte-parole. Il vit seul, a une vie sentimentale difficile et agitée, et une vie professionnelle perturbée. Il peut être notre voisin de palier, de rue, etc.
Raven a écrit :
Dans M.O. tu abordes des thèmes rudes comme la pédophilie, pourquoi ?
Les zones d'ombre. On rejoint ma réponse à ta première question. C'est dur, mais cela existe et c'est trop occulté sous l'angle de la vie quotidienne. On en voit souvent l'aspect spectaculaire (la plupart des thrillers ont au moins une fois un réseau pédophile qui passe par là, la presse et les médias en général bondit sur la moindre affaire qui tourne autour de cette terrible question), mais la pédophilie, c'est au contraire quelque chose qui existe dans le temps, au quotidien, et qui concerne malheureusement beaucoup de monde (je n'ai plus les chiffres en têtes, mais c'est de l'ordre d'une personne sur dix en moyenne, qui a un jour été confronté à ce problème, sous des formes diverses, c'est énorme !). Je n'ai donc pas attaqué ce sujet pour faire du sensationnel comme on a pu me le reprocher ou le craindre, mais bien parce que d'une part, ça existe, et que très souvent c'est traité sur un mode sensationnel qui ne me convient pas et qui a tendance à masquer la réalité de cette question qui est : 9 fois sur 10, cela se passe avec un proche. Ce qui veut dire que ça se passe autour de nous, dans notre quotidien, sous nos yeux et que nos yeux ne sont pas habitués à le voir, qu'ils refusent de le voir d'une certaine manière parce que malgré le fait qu'on en parle dans la presse quand il y a une grosse affaire, c'est comme si c'était encore un sujet totalement tabou. Une personne sur dix dans un pays comme la France ! Et le silence continue de prévaloir dans la majorité des cas. La parole doit être libérée sur ces questions. Evidemment, un roman n'est qu'un roman, mais c'est une manière d'exprimer cette idée. Nous vivons prétendument à l'heure de l'information instantanée, du village global, des nouvelles technologies, du temps réel, etc. et pourtant, l'opacité est maîtresse sur tout nun tas de sujets comme cela que notre société rejette, refoule ou cache dans les coins : enfance martyrisée, inceste, violences conjugales, suicide des enfants, etc. Notre technologie est ultra sophistiquée mais nos systèmes de représentations sont archaïques sur ces questions-là.
Raven a écrit :
Comment es-tu venu à l’écriture ?
La colère et le désir. Il faut des deux.
Je te remercie pour ces questions qui me permettent de creuser. J'espère avoir répondu le plus clairement possible.
Marin