bonjour,
en remerciement pour votre accueil, je vous envoie les premières pages de mon roman. la mise en page a souffert du copier coller, désolé.
bonne lecture,
cordialement,
Gwen
chapitre 1.
Une brise fraîche me caressa le visage. Le mois d’octobre venait de se terminer et je sentais une chape de plomb se détacher de mes épaules. J’allais rejoindre le Nord, en compagnie de mon Glock 9 mm et de 4 000 euros.
Je reprenais la route vers Lille. Ce n’était pas qu’il y ait une lumière dans la nuit à mon attention, ou qu’une fiancée soit couchée dans un grand lit froid à se morfondre de mon absence… Mais, lorsqu’à l’occasion de vos balades, vous ne cotoyez plus que des souvenirs et des morts, c’est qu’il est temps de changer d’air.
Bien que nous soyons le jour de la Toussaint, je n’eus aucun mal à prendre un billet de train pour Lille. Peu de Marseillais avaient des tombes à fleurir dans le Nord !
Les paysages défilaient depuis des heures, de part et d’autre du wagon, renvoyant dans le passé des masses vertes et grises dans un grognement de mitrailleuse anti-aérienne. Je m’abandonnai à mes souvenirs, à la guerre, tout ce qui s’était passé depuis mon départ pour cette baie de l’Adriatique qui nous tendait les bras, jusque Mostar, les ruines…
Les chaudrons tombés du ciel laissaient sur les morceaux de bitume encore épargnés par les chenillettes des chars, des cratères d’où les flammes jaillissaient. WC turcs raccordés au tout-à-l’égout des enfers.
C’était un de ces moments où mes yeux partaient dans le vague et où mon cerveau se faisait une rediffusion. Je sentis alors deux regards s’appesantir sur moi.
Le premier était celui d’un binoclard aux montures écaillées, la trentaine jaunasse et le bouc blond.
Assis quelques sièges plus haut dans la rangée, il venait de poser sa revue sur le skaï couleur corail et s’absorbait dans la contemplation de ma bobine. Il ne chercha pas à détourner les yeux, bien au contraire. Ses yeux de myope semblaient animer un masque grimaçant de comique troupier ; il reprit enfin son mensuel, après avoir gribouillé quelques signes sur un calepin vert.
On a beau avoir fréquenté une série de chercheurs d’embrouilles au travers de pays et de sociétés différents, rien à faire, celui-là je ne m’étais pas aperçu à temps de sa présence. J’aurais dû. Quoique, pour ce que ça aurait changé ! Avec l’expérience, on devient fataliste.
La deuxième paire de globes oculaires qui s’attardait sur mon visage et mon buste appartenait à ma voisine de trajet. Sa fin de trentaine hésitait au passage de cap. Ses vêtements trahissaient une solide maîtrise du langage des fringues, celle qui transparaît une fois atteint un certain niveau de vie, lorsque le négligé devient un must et que la course à l’essentiel a remplacé la chasse au superflu des classes moyennes.
Moi, j’avais dû m’arrêter en chemin depuis des plombes. Stade pré-beauf, jean, blouson grisâtre sans âge arborant un écusson orange. Je l’avais acheté dans une friperie avant de partir en Yougoslavie, parce qu’il était rembourré et plein de poches. La pluie avait terni ce qui lui restait d’éclat, les boutons inutiles avaient déserté avec le temps. Seule était restée la forme empruntée à mon corps, encore large des épaules, mais sans le muscle desséché que la bouffe inexistante avait fini par m’imposer, bon gré mal gré.
Elle, en revanche, c’était l’inverse. Tout son accoutrement était neuf, mais bohème. La chamarre habitait jusqu’à la pointe de ses bottes, sans que l’ensemble soit pour autant criard. De toute façon, rien n’aurait pu être choquant pour un homme qui l’aurait vue, car ses yeux me troublaient et me captivaient à la fois. Leur éclat azuré, qui me transperçait comme si on pouvait lire en moi, m’aimantait jusqu’à en oublier de détourner les yeux.
Son visage aurait paru sans grâce, sans ses lèvres pulpeuses soulignées par un rouge à lèvres incendiaire dont on agrémentait volontiers les photos des mannequins ravageurs.
Le battement de ses cils, si délicat, conférait à son regard une expression fascinante, un contraste entre cette bouche entrouverte et comme languissante de mordre ou d’embrasser et ces yeux qui assassinaient l’autre par une beauté sans détour.
Je tentai de me ressaisir. Les grandes histoires ne naissent pas dans un train. Les grandes histoires ne naissent pas, d’ailleurs.
Le coup de foudre, la rencontre initiatique est réservée au petit nombre, tandis que la majorité projette sur son amour des vertiges d’attachement qui ne sont pas de son monde. On a les mensonges qu’on peut. Je pense que j’ai arrêté d’y croire assez tôt. Depuis Radia, la fille de Croatie à qui j’avais fait la courte échelle vers l’Italie, je n’avais jamais rien ressenti qui ressemble à de l’attachement sentimental.
Je n’étais même plus tenu par les couilles depuis la fin de la guerre. Les viols, les meurtres dans des bordels à soldats, toutes ces saloperies enterrées dans un repli du cortex dansaient devant mes yeux lorsqu’il me prenait des envies. L’expression coup de foudre, après ça, vous fait rire jaune ou grimacer.
Je souhaitais m’en convaincre, mais son regard me faisait chavirer. C’était une fenêtre ouverte vers le bonheur. C’est du moins ce que je voulais y voir. Entre ses paupières, je lisais la promesse d’un ailleurs.
Dans la nuit, le train hurla en croisant un de ses congénères.
Je toussai :
- Vous descendez où ?
- C’est bête comme question…
- Je sais. Le train est sans arrêt. Mais je ne parlais pas de cette destination-là. On a tous une escale ailleurs.
Elle esquissa un sourire boudeur, en soupirant :
- Je pense que j’ai dû louper une correspondance, mais c’était il y a un siècle, je crois parfois.
- Vous espériez mieux ?
Elle se redressa soudain, comme si nous étions allés droit au but, celui de ces rencontres faites pour éponger un trop-plein de solitude.
Dans les yeux qui vous interpellent, c’est surtout un vide qui vous aspire, vous demande de combler un manque. Pensez-y, la prochaine fois que vous serez sur la deuxième file au feu. Vous croiserez un mec en Ferrari rouge, en même temps qu’un clochard efflanqué qui dissimule son cancer du rein sous un manteau rapiécé trop étroit pour la bête qui s’y terre. Les deux attendent un signe qui leur confirme qu’ils sont bien ce qu’ils sont.
- Je vais dans le vieux Lille, dis-je pour meubler.
Elle ne répondit pas. Logique : car la moitié des Nordistes qui se rendent dans la métropole pour passer un jour ou deux vous indiquent tous qu’ils vont dans le vieux Lille. Ils ont alors dans la voix ce brin de fierté et de satisfaction, ce souhait de paraître plus bourge que les bourges, de posséder l’authenticité d’une ville et sa richesse en battant le pavé de la rue Esquermoise sous la pluie.
Je ramai, j’arrêtai mon bafouillis. Elle reprit alors la parole, rassurée par mon silence.
- Vous avez de la famille sur place, pour vous héberger ?
- Avant oui. Maintenant, je ne sais pas. C’est pour ça que j’ai mis un an avant de me décider à remonter.
- Vous faites quoi comme métier ?
Le retour à la normale se fit par le créneau du travail. La morosité grise des boulots qui font regretter de ne pas avoir été premier de classe, de n’avoir pas fait d’études, comme disent tous ceux qui ne connaîtront jamais de la fac que la première année, à cinq cents en amphi. Je n’eus pas de réponse à cette interrogation sur mon métier. Les traîne-guenilles avec qui j’avais partagé mon temps ces derniers mois n’auraient pas eu l’idée de me la poser. Et en temps de guerre, ben, le métier n’a plus d’importance quand on va mourir.
- Je viens en aide.
- A qui ?
La réponse ne collait pas. Ma carrure et mon crâne lisse avaient peu de chance de correspondre à la représentation mentale qu’elle se faisait de l’Abbé Pierre. Inutile de s’encombrer de détails.
Mais le binoclard en imper me scrutait toujours. Il avait l’air de participer à la conversation. Il me matait, l’air hilare, après la réponse que je venais de donner : un vrai collégien venant de claquer des pétards dans le jardin du proviseur. Qu’est-ce qu’il foutait là ? Je regardai à nouveau la femme et repris :
- A tous ceux qui peuvent avoir besoin de mes services.
Je coupai court en lui retournant la question.
- Avocate.
Je ne répondis rien. Elle avait plus l’air d’être la femme de quelqu’un que de bosser vraiment. Sa profession n’appelait pas de commentaire. Milicien, garde du corps, tous ces jobs font rêver les taulards, mais ils ne feront jamais autant bander que les métiers dont on suppose qu’ils procurent le pouvoir. J’aimais pas les avocats. Jusqu’à cet instant au moins.
Nous gardâmes le silence jusqu’à la sonnerie odieuse de l’arrêt final. Dans le crissement des mâchoires de freins sur les roues d’acier, je lui souhaitai une bonne soirée. Elle s’empourpra :
- Je… je ne voulais pas que ça se termine comme ça… Tenez…
Elle farfouilla dans son sac à main en cuir grenat. Je me dis que si elle y allait de son biffeton, c’est que j’étais encore plus bas que ce que j’avais pu m’imaginer. Au lieu de ça, elle sortit un calepin vert étiqueté Lido et y gratta quelques mots avant d’en arracher une feuille et de me la tendre. Elle descendit ensuite sans un regard, ses talons aiguille ferrés raisonnant encore, comme une rumeur de désir sur les dalles de béton de la gare blafarde.
Je descendis à mon tour et je dépliai le billet dans le halot blême des néons :
On pourrait parfois passer à côté de lueurs de vie sans s’en rendre compte.
Ce n’est pas mon cas.
A l’Oz, un vendredi soir ? Je le souhaite.
Isa
Il toussa dans mon dos. Je savais que c’était lui. Le mec jaunasse au bouc et aux lunettes bizarres. Le froid me parcourut, comme quand j’avais croisé son regard tout à l’heure sur la banquette du train. Il était descendu dans les premiers, petit quadra grimaçant. Il avait déposé sa valise bleu pétrole Delsey sur le quai. Un peu comme s’il attendait le prochain train, ou une locomotive. La motrice, pour le coup, c’était moi. Je vis la fine silhouette d’Isa disparaître…
- Elle est rien chouette, comme disait mon père ! dit-il dans le hall soudain silencieux.
- C’est que votre paternel était de la vieille école.
C’était bien lui, le mec du train, sur la banquette. En face.
Je me retournai pour mieux le détailler.
Ses montures en écaille de tortue étaient relevées sur ses cheveux rares. Son imperméable clair battait au courant d’air de la gare Lille-Europe, lui conférant une ressemblance criante avec un croquemitaine. Un petit ogre qui se serait choppé un carcinome du foie.
Il se rapprocha de moi, tirant de sa poche une souris Côte d’or qu’il entreprit de décortiquer d’une main. Pendant ce temps, je pensais à toutes ces personnes que j’avais côtoyées et à qui je n’avais strictement rien eu à dire, pas la plus petite bribe de conversation, d’idée commune.
Il arborait la tronche de ces gusses qui connaissent davantage les autres qu’eux-mêmes. Des morfales, des grosses goulues qui se nourrissent des voisins comme un bâtard de ferme lape son écuelle de lait caillé au pain rance. Les remisés du chenil, ceux qui s’usent les ongles pour extraire un gramme de savoir sur vous, exister un instant encore, par procuration.
Il restait planté à quelques centimètres de moi, tout proche.
- Je te connais, tu sais, susurra-t-il, persuadé de son effet…
- Moi pas.
Son sourire s’aiguisa. Son haleine était atroce.
Le binoclard reprit :
- Tu n’as plus d’identité, maintenant. Tu voyages léger. On peut même dire que pour la maison bleue, tu es passé par les pertes et profits des enquêteurs.
Je tâtai la matière froide de l’arme sous la veste. Son contact me détendit. Avant, je serrais toujours mon poing dans ma poche. Sentir les craquements de mes jointures me rappelait les excès du sac de frappe. Mais avec les ans, la mécanique devient plus diligente que le corps… on robotise sa force, voilà tout.
Une lumière blafarde baignait la gare Lille-Europe, glaciale et sinistre.
Nous montâmes les escaliers sans échanger un mot, jusqu’à un rade imitant l’ambiance écossaise. C’est fou ce que les tenanciers ont une imagination débordante pour nous faire prendre un troquet crasseux pour une pagode. Trois bouts d’encens et je te fais pêter le Bouddha Bar ; cinq mètres de taffetas rouge et de la récupération de moquette de cinéma, j’ouvre un pub qui s’appelle le Kremlin.
Le bar à l’enseigne en kilt était sur le point de fermer.
Lorsqu’il poussa la porte, le serveur esquissa le signe de l’envoyer se faire mettre, mais son geste resta en suspens lorsque ses yeux aperçurent la carte tricolore que l’autre agitait négligemment. Nous commandâmes un café, puis mon vis-à-vis me tendit ensuite la main, qu’il avait moite.
- Je ne me suis pas présenté : Fabrice Lahburne.
- ‘Chanté.
- Je ne parierais pas là-dessus. La fille vous a remis un billet doux, alors je fais de même. Je suis pour deux semaines au Crowne Plazza.
- Sous quel nom ?
- Eh eh, vous êtes plutôt futé dans votre genre, non ?
- Ça aide à rester en vie.
- Pierre Létra, un de mes nombreux patronymes.
- Et pourquoi je devrais me pointer dans votre piaule ? Vous preniez des douches communes dans les vestiaires de votre lycée ?
- Marrant… J’ai un job pour vous.
- Le dernier que j’ai fait s’est mal terminé pour mon employeur.
- Je sais, je sais… Une série de clichés sont venus enrichir ma collection personnelle quelques jours après votre barbec’party sur les hauteurs de Toulon… Ces falaises seront toujours un endroit rêvé pour embrasser le cercle de l’existence avant de disparaître… d’un trait.
- D’une étincelle plutôt…
- Vous êtes toujours aussi sagace, ou c’est l’air frais du Nord qui vous tourne la tête ?
Je sirotai mon café, le regardant farfouiller dans son cerveau les questions qui lui venaient encore.
- Dites !
- Oui ?
- Vous ne m’avez pas demandé pourquoi je vous connaissais, ni qui j’étais.
- Sur le premier point, vous avez défloré le sujet. Vous avez remonté ma piste en suivant l’assassinat de la députée Fouxe et vous êtes tombé sur Eric.
Lahburne sauta sur son siège :
- Pas mal, mais alors pas mal du tout ! Et pourquoi sur lui plus particulièrement ?
- C’est le seul participant à cette mascarade qui ait encore l’utilité de ses poumons…
- Bingo ! glapit Lahburne, en frappant un poing dans sa main. Vous êtes au jus, c’est bien. Mais votre compagnon d’infortune, ce Eric, ne vous avait pas revu depuis une paie.
- Au moins, vous saviez que j’étais toujours vivant…
- Je pensais vous avoir perdu de vue, j’avais cessé de penser à vous pour ce qui me turlupinait, quand face à moi, votre bouille surgit comme de nulle part !
- Bon, c’est pas de tout ça, je vous laisse encore jubiler comme un gosse ou je réponds à votre deuxième question, qui êtes-vous…
- Faites, mon cher, faites, mais je doute que ce soit aussi probant que votre première démonstration.
- Vous êtes un homme.
- Ça, c’est une lapalissade…
- Je n’ai pas fini. Vous êtes un homme comme on en croise cent à l’heure dans un magasin de soldes un samedi après-midi. A peine plus intelligent que la moyenne, enfin je devrais dire moins con que la plupart, et vous me tracez pour me demander de faire du pas légal.
- …
- J’ajouterais de l’illégal illégitime, une affaire en sous-marin que les bleus, comme vous les appelez, se sont avérés incapables d’entamer. Soit parce que les journalistes les auraient immédiatement épinglés, soit parce qu’ils manquent de poil aux esgourdes.
Lahburne hocha la tête, approbateur :
- Affûté. Comment savez-vous que j’ai besoin de vous ?
- Sinon, vous m’auriez alpagué avec toute une clique de poulagas. Or vous êtes le seul de l’Usine. Vous savez que je suis dangereux, mais vous me contactez dans un endroit désert, à minuit passé et sans aucun témoin… Vous êtes fou ou joueur. Les deux, sans doute.
Lahburne ballotta sa main au-dessus de son café :
- Ok, ok, ça va la démonstration… Pour en venir aux faits…
- Je ne veux pas en venir aux faits. Je ne marche dans aucune filouterie, les deux dernières ont failli me coûter la peau, alors gardez vos salamalèques, et bon séjour à Lille.
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