L'avis de la Fnac
Né en 1972, Mathias Énard vit à Barcelone. Il a publié La Perfection du tir (2003 – Prix des cinq continents de la francophonie 2004), Remonter l’Orénoque (2005) et Bréviaire des artificiers (2007).
« tout est plus difficile à l’âge d’homme, tout sonne plus faux un peu métallique comme le bruit de deux armes de bronze l’une conte l’autre elles nous renvoient à nous-mêmes sans nous laisser sortir de rien c’est une belle prison, on voyage avec bien des choses, un enfant qu’on n’a pas porté une petite étoile en cristal de Bohême un talisman auprès des neiges qu’on regarde fondre, après l’inversion du Gulf Stream prélude à la glaciation, stalactites ) Rome et icebergs en Egypte, il n’arrête pas de pleuvoir sur Milan j’ai raté l’avion j’avais mille cinq cents kilomètres de train devant moi il m’en reste cinq cents […] » Ce soir, Francis Servain Mirkovic s’installe dans le train Milan-Rome sous une identité d’emprunt. Il entreprend son dernier voyage professionnel et emporte avec lui une mallette qu’il prend soin de menotter à l’une des barres du filet à bagages. Demain, à Rome, un représentant du Vatican lui donnera trois cent mille euros contre son contenu : archives, fiches, disques informatiques, images et documents rassemblés en marge de ses activités d’agent du Renseignement en Algérie, puis au Proche-Orient. Après, il pourra changer de vie. En attendant, pendant la nuit, Francis Servain Mirkovic regarde le passé qui défile. Roman de ténèbres nourri d’Histoire, stupéfiante mosaïque où se côtoient héros littéraires et guerriers, victimes et bourreaux, mais aussi récit érudit de la dérive d’un homme au carrefour de sa vie, Zone fait perdre bien des repères. Et c’est envoûtant.
Mot de l'éditeur
Trajet, réminiscences, aiguillages, allers-retours dans les arcanes de la colère des Dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident la mémoire du passager de la nuit, fils d’un Français qui a fait la guerre d’Algérie et d’une pianiste d’origine croate. Adolescent doublement imprégné de patriotisme, puis d’extrême-droitisme, il a prolongé son service militaire en sections spéciales et autres commandos, puis s’est fiancé avec la très blanche Marianne. Mais la guerre d’indépendance de Croatie, puis la Bosnie ont fait bouillir le sang qui coulait dans ses veines.
Comme d’autres volontaires – Andrija surtout, dont il porte encore le deuil, et Vlaho le débonnaire qui finira mutilé – il est allé accomplir sa part de carnage, de viols, de cruautés (certaines scènes hantent encore ses insomnies). Saturé de violence, il s’est fait oublier quelque temps dans la mortifère Venise (où Marianne l’a rejoint et bientôt largué d’un féroce coup de pied dans les génitoires). Puis il est rentré en France où il s’est montré peu bavard – avec son père, pourtant, il aurait pu confronter quelques souvenirs d’interrogatoires particuliers – s’est présenté et a échoué aux concours du Quai d’Orsay, est entré dans un Service du Renseignement où il a connu Stéphanie (deuxième amour, deuxième échec), puis s’est vu attribuer une “ Zone”…
Mais ce soir (quinze ans après ses premiers faits d’armes) c’est sous une identité d’emprunt que Francis Servain Mirkovic s’installe dans le train Milan-Rome pour ce qui devrait être le dernier voyage de sa carrière professionnelle. Au-dessus de lui, une mallette que par précaution il a menottée à une des barres du filet à bagages. Demain à Rome (où Carol Vojtila n’en finit plus de gésir sur son lit d’agonie) un représentant du Vatican lui donnera trois cents mille euros – l’allusion aux trente deniers de Judas le fait sourire – en échange du trésor patiemment rassemblé dans les marges de son activité d’agent du Renseignement français dans sa Zone (d’abord l’Algérie puis, progressivement, l’ensemble du Proche-Orient). Le contenu de la mallette : des années de missions et d’investigations. Un compendium d’archives, de fiches, de disques informatiques, d’images et de documents concernant des centaines d’individus – commanditaires ou intermédiaires, cerveaux ou exécutants, agitateurs et terroristes de toutes obédiences, marchands d’armes et trafiquants, criminels de guerre en fuite. Les hommes de l’ombre et de l’action – sans guerres, l’Histoire serait pétrifiée, le monde serait mort d’ennui ! — qu’il a côtoyés, d’Alexandrie à Tel Aviv, du Caire à Jérusalem, d’Alger à Gaza ou Beyrouth. Une dernière transaction et il pourra changer de vie, peut-être emménager avec Sashka, une jeune Russe, peintre d’icônes… Mais la nuit risque d’être longue. Le train démarre, Francis Servain Mirkovic allias Yvan Deroy est assis dans le sens contraire de la marche, adossé à son avenir – enfin ! – et les yeux tournés vers le passé qui défile…